Le jour où je n’étais pas là – Hélène Cixous

 

Quand on ouvre un livre comme celui-ci, c’est peu dire que l’on s’y sent perdu, un peu intimidé même ; c’est peu dire que l’on se demande si on va être à la hauteur, si l’on va réussir même à comprendre ce dont il retourne. Et pourtant, si rien n’est facilité quant au sens du contenu diégétique, si rien n’est donné en pâture à la mâchoire frémissante de notre intellect, si rien n’est dévoilé de façon limpide ou frontale, si, au fond, rien n’est vraiment dit, aussi incroyable que cela puisse paraître, ces mots – car c’est de mots et rien que de mots dont il s’agit – , ces mots tout triturés soient-ils, ils nous parlent et, par des voies toutes détournées, dans leur logique déboussolée, nous font accéder au sens de leur contenu.

Car dans les romans d’Hélène Cixous, le motif compte bien moins que le tissu. Si l’auteur, fidèle à ses élans autobiographiques, nous livre la plus sombre et la plus lancinante des douleurs de sa vie, à savoir la perte de son enfant trisomique, ce qui retient notre attention et force notre admiration, c’est surtout cette formidable capacité à presser la langue jusqu’à, comme un jus, en extraire son essence, et même sa quintessence. Telle une révolutionnaire de la linguistique, Hélène Cixous sait braver tous les interdits pour nous faire pénétrer dans un espace nu, dans un monde verbalement sauvage où tout est possible, où chaque mot prononcé comporte sa part d’aventure. Ici, la ponctuation enfreint toutes les règles de bienséance, les néologismes sont légion, le sens nous parvient de façon diffuse et circulaire, dans un tâtonnement d’analogies sémantiques, la sonorité des mots elle-même participe de l’histoire narrée. Nous voilà comme déportés sur un territoire textuel inconnu où la langue, poussée dans ses derniers retranchements, parvient à communiquer ce qu’elle n’est intrinsèquement pas capable de communiquer. Chiens fous lancés sur la page, les mots nous mordent aux chevilles et ne nous lâchent pas.

Les paroles rapportées de la grand-mère maternelle de cet enfant condamné dès la naissance, à qui la garde en a été, par désespoir, confiée, sont analysées par la narratrice -protagoniste- auteur bien moins pour ce qu’elles disent que pour ce qu’elles suggèrent, pour ce qu’elles « non-disent », en somme. L’écho que ces paroles trouvent dans d’autres paroles prononcées dans d’autres circonstances et à d’autres membres de cette famille dont il est pleinement question dans cette œuvre, compte bien plus que leur simple linéarité communicationnelle.

Fouler le sol de cette prodigieuse littérature que je juge d’avant-garde, c’est faire fi de tous nos rances horizons d’attente, c’est briser toutes les chaînes rouillées qui retiennent les monstres bâillonnés que sont la grammaire, la syntaxe, le lexique, et le reste, pour accepter de retomber en enfance, dans l’enfance des mots, dans cet état de nature du langage où parler et jouer à la balle ne sont pas foncièrement distincts.

Qu’elle est belle, qu’elle est jouissive, qu’elle est créative cette langue revisitée par l’écriture sans scrupules de Cixous. Qu’ils semblent évidents ces mots malléables qui, d’être sans cesse brutalisés, lacérés, lapidés, éviscérés, tailladés et transpercés, parviennent enfin à exprimer ce qui, par-delà les conventions sociales et grammaticales, reste de notre être le plus intime et innommable qui soit.

Inutile d’en dire plus : ce serait sacrilège, car nulle chronique ne saurait se substituer à la lecture des incroyables textes de cet auteur, qui se révèle là dans tout son art, inconditionnelle anarchiste de la parole fissurée, étrange messie aux proférations linguistiquement blasphématoires, à la voix affranchie de tout dogme. Il faut tout simplement lire, et à pleines mains applaudir, le talent incomparable de cette grande dame.

(Le jour où je n’étais pas là. Hélène Cixous. Editions Galilée : 2000. 190 pp.)

 

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