Dix heures et demie du soir en été – Marguerite Duras

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Dans ce roman, tout part du ciel, tout est affaire du temps qu’il fait, qu’il a fait ou qu’il fera. Comme si chaque événement était lié aux affres de la météo. Et c’est à travers de multiples descriptions de ce ciel, de cette atmosphère étrange que nous faisons la rencontre d’un drôle de trio le temps d’un instant… Pierre, Maria et Claire. Pierre et Maria sont mariés, ils ont une fille, Judith, et Claire semble être une amie de l’épouse. Ils sont quatre (l’enfant étant à mon avis un personnage secondaire). En vacances. En route pour Madrid.

Mais l’histoire commence par un meurtre passionnel qui a lieu dans une ville perdue de Castille, là où les vacanciers ont dû s’arrêter à cause de l’orage : Rodrigo Paestra vient de tuer sa femme et son amant, avant de s’enfuir sur les toits. Point de départ (prétexte ?) surprenant pour raconter ce huis-clos infernal, étouffant entre ces trois personnages. Etouffant parce qu’il fait lourd -l’orage gronde- et la chaleur moite envahit les esprits et les cœurs. Etouffant parce que Le narrateur, pourtant externe à cette histoire, nous plonge dans les méandres des pensées de Maria. Etouffant par le choix-même de l’auteure de ces descriptions récurrentes, comme une métaphore filée de l’âme amoureuse de Maria. Les phrases sont courtes, factuelles. Pourtant, les émotions les plus intimes de cette femme abimée par la vie nous explosent à la figure et la tension ne cesse de monter au fil des pages parce qu’elle sait tout Maria, elle sent tout, elle devine…

Il s’agit d’une nuit. Pendant laquelle tout aurait pu changer. C’est la nuit avec l’alcool, avec les rencontres surprenantes, avec les réflexions qui prennent toujours une autre ampleur dans l’obscurité du soir. Tout aurait pu changer dans la vie de Maria, à dix heures et demie du soir (et les quelques heures de la nuit qui suivirent).

« Il la regarde, la regarde, la regarde. D’un regard nul, d’un désintérêt jusque-là inimaginable. De quoi s’aperçoit-il encore en regardant Maria ? De quel étonnement revient-il encore en la découvrant ? S’aperçoit-il seulement à l’instant que rien ne peut plus lui venir encore de Maria, ni de Maria, ni de personne ? Qu’avec cette aurore se démasque encore une certitude nouvelle que la nuit gardait cachée ? » (pp.89-90)

Roman singulier que l’on continue de lire même quand certains passages « énervent », « agacent » (les trop nombreuses descriptions pour ma part) … Quelque chose appelle à la lecture, cette tension grandissante peut-être…

 (Dix heures et demie du soir en été. Marguerite Duras. Editions Gallimard : 1960 ; collection Folio : 1986)

La douleur – Marguerite Duras

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« Les Allemands faisaient peur comme les Huns, les loups, les criminels, mais surtout les psychotiques du crime. Je n’ai jamais trouvé comment le dire, comment raconter à ceux qui n’ont pas vécu cette époque-là, la sorte de peur que c’était. » (p.92)

 

C’est à la lecture d’une chronique d’une certaine Lola du blog « Horizon des mots », en juin dernier, que j’avais eu envie de me replonger dans les écrits de Marguerite Duras, que je connais peu finalement. Ses mots avaient sonné juste à mon esprit et avaient aiguisé ma curiosité. Direction la petite bibliothèque de mon village pour réserver La douleur… Et il a mis du temps à venir jusqu’à moi, ce livre, ce qui m’a permis « d’oublier » la fameuse chronique. Et pourtant !

Ce sont exactement les mêmes impressions, les mêmes sensations qui m’ont envahie à la lecture de ce recueil (Une fois La douleur terminé, j’ai pris un peu de temps pour relire la chronique de Lola –elle est ici).

Nous voilà donc face à un récit, un journal, débuté en mille neuf cent quarante-sept et retravaillé jusqu’à quarante ans plus tard. C’est dire à quel point Marguerite Duras aura été prise sa vie durant par le même maillon de son existence, la seconde guerre mondiale et ses cruelles traces indélébiles.

Pour moi aussi, le récit le plus poignant est le premier, « La douleur », qui serait pourtant le dernier si l’on suivait l’ordre chronologique des six textes proposés par Marguerite Duras car il se déroule à la fin de la guerre (et au début de l’après-guerre) alors que les récits suivants évoquent les deux dernières années de l’occupation.

Dans ce premier texte on découvre l’attente insupportable du retour possible du mari de Marguerite Duras, Robert Antelme, résistant déporté à Dachau le premier juin mille neuf cent quarante-quatre. Elle y décrit avec tellement de précision et de force toutes les douleurs : la douleur du silence (« Robert L. » est-il encore en vie ?), la faim, la folie ou la peur de devenir folle, le sentiment de lâcheté, la douleur de son mari qui reviendra des camps tel un mort-vivant, la douleur de le voir ainsi, la douleur de ne plus l’aimer, celle d’en aimer un autre. En lisant ce journal abrupt et fait de contradictions, au style oralisé, on a la sensation que Marguerite Duras parle, se parle, nous parle. Et ce qui est plus frappant encore, c’est de s’apercevoir que malgré l’horreur de la « grande » Histoire, l’histoire individuelle -celle de l’intime- ne peut pas disparaître ; tout se mêle, se confond, de la même manière que Marguerite Duras joue avec les points de vue, les regards… Peut-être la seule façon pour elle de décrire, de nommer l’innommable. Et de nous montrer à quel point cette période de l’Histoire a encore un impact si fort, tant d’années après.

Lecture difficile mais lecture nécessaire.

« On entend toujours les joueurs. Robert L. lui, on ne l’entend toujours pas. C’est dans ce silence-là que la guerre est encore présente, qu’elle sourd à travers le sable, le vent.[…] Il a vu que je le regardais. Il clignait des yeux derrière ses lunettes et il me souriait. Il remuait la tête par petits coups, comme on fait pour se moquer. Je savais qu’il savait, qu’il savait qu’à chaque heure de chaque jour, je le pensais “il n’est pas mort au camp de concentration.” » (pp.72-73)

(La douleur. Marguerite Duras. Editions P.O.L : 1985. Collection folioplus classiques : 2011)